Au milieu du quartier de la Résidence Béarn, à Chauny, une île vient de voir le jour.
Depuis ce matin du 5 juillet, elle pointe son nez petit à petit. Les enfants du lieu sont venus à sa rencontre et ont œuvré pour qu’elle puisse sortir de terre en fin d’après-midi.
Mais une île pour quoi faire ? Qu’allait-il bien pouvoir se passer, ici, sur ce nouveau morceau de terre ? Alors, on a installé des bancs en arc de cercle, tout autour de cet îlot, on s’est assis, patiemment, en priant que l’orage parte gronder un peu plus loin.
Pendant ce temps, Stéphanie Constantin, se métamorphose en Euzée.
Au son d’une trompette, Euzée, sort d’un des bâtiments d’habitation. Tout le monde se retourne vers elle, qui marche pieds nus , sur le goudron encore humide de la pluie de la matinée.
À l’aide d’une grande corde, elle traîne derrière elle , posée sur un plateau à roulettes, une bassine en zinc, remplie de terre.
Mais où va-t-elle donc ? Mais surtout que dit-elle ?
Euzée débite un flot de paroles encore et encore : « Ne pas oublier son carnet de chèques, ne pas faire pipi dans sa culotte, ne pas crier, ne pas taper son frère… ne pas… ne pas … »
Euzée s’approche des petits et grands spectateurs, intrigués. Elle se saisit du sac rouge d’une dame assise là, y plonge la main pour en ressortir un portable téléphonique. Aussitôt, débute un échange avec un interlocuteur imaginaire.
Puis c’est au tour de la montre d’un autre spectateur « Tic-Tac » nous dit Euzée, « il est l’heure de partir ». Sa bassine de zinc est en fait un bateau à la destination encore inconnue. Deux jeunes spectateurs aident à la mise à l’eau de l’embarcation, avec Euzée à son bord.
Après quelques tours de piste, la voilà voguant sur les flots contre vents et marées.Les enfants lèvent le doigt, la main « moi aussi, je veux y aller », « Laissez moi venir avec vous ».
Mais Euzée est dans les profondeurs de l’imaginaire, elle n’entend plus. Les spectateurs, potentiels passagers, l’observent, guettant fébrilement, la possibilité de pouvoir enfin la rejoindre.
Elle finit par accoster sur une île au milieu de nulle part.
On comprend qu’elle est seule ou du moins presque, puisqu’une vache imaginaire confectionnée de bouts de cordes faits son apparition. Aussitôt, Euzée tire le lait de l’animal, mais… où est donc sa tête ? Si elle veut échanger avec elle, il faudra bien lui parler les yeux dans les yeux !
Sur cette île , Euzée y mêle la terre et l’eau. Elle escalade pour regarder au loin mais rien.
Au fil de son jeu, on suppose qu’elle a été rejetée parce que trop bruyante, trop à vif, sans code ni convenance. On peut aussi s’imaginer qu’elle a fui un monde abîmé par l’individualisme et le manque d’empathie, un monde d’apparence où elle ne trouvait pas sa place. Un monde qui la rendait violente. Loin des hommes, elle vit une vie sauvage et s’invente un monde peuplé d’histoires mythologiques et de compagnies imaginaires.Tour à tour, elle se sent soulagée d’être seule et terriblement abandonnée.
Du haut de son trapèze, elle appelle à la tendresse et à des bras pour la serrer fort.
Aussitôt, les enfants répondent « On t’aime NOUS », « I love YOUUUUUU ».
À la fin du spectacle de plus de 45 minutes, la clown Euzée, ôte sa perruque pour faire place à Stéphanie Constantin. Elle remercie le public pour leur présence et leur attention mais, aussi toute l’équipe de la Cie des Vagabondes car derrière ce spectacle, souligne Stéphanie « il en faut du monde et du temps », « pour construire, écrire, monter, démonter… ».
La clown Euzée joue en solo dans ce spectacle intitulé « Il faut venir me chercher » mais derrière et autour d’elle, on sent une équipe dynamique et entière qui participe à la réalisation de toute cette magie. Le spectacle a d’abord été joué en salle, puis Stéphanie a souhaité l’adapter au spectacle de rue, pour aller à la rencontre des quartiers.
La relation à l’autre, une thématique que Stéphanie Constantin explore en profondeur avec son équipe de la Cie des Vagabondes: « Dans ce solo, j’explore l’altérité. L’attirance que l’on peut ressentir pour l’autre et l’importance vitale d’être en lien. Mais aussi le rejet de l’autre et la difficulté à comprendre, à accepter, à vivre avec la différence. Comment vit-on loin des autres sans amour ? Comment survit-on à l’abandon et à l’indifférence ? Comment revenir parmi les autres après un isolement ou un rejet ? »
On perçoit l’envie de traiter ce sujet avec décalage, démesure et poésie. La fragilité du clown, son extrême vibration et sa difficulté à vivre, suscitent l’empathie et l’identification des spectateurs. Le clown permet de parler de ce paradoxe : amour, haine sans gravité. Il apporte une distance avec le réel qui permet de rire de nos impossibles désirs. Une belle façon de rire de nous-même. Nous tentons d’être humains et généreux mais, il est si tentant de ne penser qu’à soi ! La posture clownesque permet de nous accorder un peu d’indulgence, de tendresse.
La Compagnie a choisi, pour cette première de spectacle de rue, ce quartier de Chauny, pour aller à la rencontre de ceux et celles qui n’ont pas ou très peu l’occasion de se rendre dans un théâtre pour assister à un spectacle.
Cet impromptu, en a séduit plus d’un dans l’assemblée.
Julien qui a vécu l’expérience de l’île imaginaire raconte en parlant d’Euzée :
– « Elle est dans son monde, mais elle finie par nous y emmener, c’est surprenant et tellement bon à la fois. On aimerait que cela ne s’arrête jamais ».
Nohélan, un des jeunes spectateurs, enthousiaste, ajoute :
-« Ça fait du bien de rigoler. En voyant toutes ces installations, je ne m’attendais pas à cela. C’était chouette ! En plus, j’ai aidé au montage depuis ce matin » !
Ce solo de Stéphanie Constantin, « Il faut venir me chercher » nous interpelle dans notre relation à l’autre et à nous-même. L’espace d’un impromptu, il nous fait vagabonder dans l’imaginaire. Plusieurs dates sont annoncées dans les Hauts-de-France. Ça tombe bien, car on en redemande encore !
« Il faut venir me chercher » – La Cie des vagabondes – www.ciedesvagabondes.fr
Texte et photos par Isabelle Serro