Le matin ensoleillé du 31 août 2024 aurait pu marquer la fin de l’été, des vacances, et l’annonce imminente de la rentrée scolaire. Mais la compagnie de théâtre Bande W avait d’autres plans. Elle a décidé de surprendre les habitants de Mons-en-Laonnois en les invitant à un voyage hors du commun.
Quelques jours avant l’événement, un message mystérieux a circulé dans ce village aux vieilles pierres : « Le 31 août se tiendra la Foire aux plantes spectaculaire ! » Une promesse intrigante qui a attiré les villageois, petits et grands, à franchir les portes de la médiathèque Georges Lefèvre. Nombreux sont venus munis de paniers, bien décidés à dénicher la plante rare.
Mais quelle ne fut pas leur surprise lorsque Gigi (interprétée par Magali Jacquot), censée les guider à travers cette foire, les mène en réalité vers une agence de voyage à ciel ouvert. Gigi avait omis de les prévenir, tout comme son coéquipier Rodrigue (Thomas Zuani). Ce dernier arrive et découvre alors la supercherie dans laquelle tous sont tombés. L’agence de voyage bat de l’aile, et il fallait bien cette ruse de Gigi pour attirer de nouveaux voyageurs.
S’ensuit un jeu délicieux entre les deux comédiens, nous transportant dans cette agence imaginaire dont le décor a été soigneusement composé d’objets chinés dans des recycleries et d’anciennes agences de voyages.
Gigi : « Je demande que ça d’apprendre à connaître mon lieu qui m’émancipe. Mais apprendre à regarder un lieu ! Faut qu’il y ait quelque chose à voir dedans ! Moi, j’habite dans un non-lieu. Un lieu où on peut pas s’ancrer, qui est pas fait pour les vivants. Figure-toi que moi, ce qui me tient, c’est de me dire que je peux justement le quitter mon lieu. Que je peux partir. J’ai envie de profiter. J’ai envie de voyager. Ouais, j’ai jamais voyagé : j’ai jamais eu le temps ni l’argent. Et je trouve ça triste. C’est peut-être ma dernière chance. Alors je vais le faire ce voyage, comme tout le monde. Je veux me dire que je l’ai fait. Voilà, je suis prête. Je suis prête. Ouais. Je suis prête. Je suis prête à supporter la fatigue, les insectes, le jetlag, l’ennui, la mort ou la folie. Ouais. Ouais. Je suis prête. »
Très rapidement, le spectacle nous confronte à un dilemme : comment continuer à voyager aujourd’hui, en sachant à quel point nos déplacements polluent la planète ? Comment faire lorsqu’on n’est pas un grand aventurier ou une grande navigatrice ? Comment se déplacer sans encourager ce tourisme de masse ?
Rodrigue : « Je ne veux plus organiser les all-inclusive sur le navire Titan. Je ne veux plus être une usine à touriiiiiiste. Je veux plus être un touriiiiiiste… Moi, je veux plus qu’on défonce les lagunes sur une grosse lasagne qui pète plus de CO2 en escale qu’un million de bagnoles. Je veux plus qu’on compense nos trajets en avion en plantant un pauvre buisson entre des kilomètres de coupes rases. Je veux plus acheter de sandwich triangle à 12 euros. Je veux plus qu’on me construise une île artificielle pour me loger dans un hôtel kitsch climatisé, avec piscine remplie à la nappe phréatique par des employés sous-payés qui me servent de la marmelade dans un petit pot en plastique pas recyclable. Je veux plus. Je veux plus qu’on me dise dans quel hôtel aller et l’adresse du petit restaurant bien sympa. Je veux plus entrer dans l’église ou voir la grande place parce que c’est trop bête, on est juste à côté. Je veux plus ramener des trucs typiques. Je veux plus oublier l’étiquette pour pas qu’on explose ma valise. Je veux plus faire de valises. Je veux plus je veux plus je veux plus. Je veux plus faire voyager jusqu’au bout du monde. Je veux plus être comme tout le monde. Je veux être l’auteur de mes voyages. Je veux connaître les lieux et me reconnecter au vivant. T’as lu le rapport du GIEC ? »
Gigi : « Du quoi ? »
Petit à petit, Rodrigue et Gigi nous invitent à un voyage intérieur, une exploration de nos rêves les plus intimes, un éloge de la lenteur et de l’invisible, de la décroissance.
Rodrigue : « Un voyage en pleine mer en solitude humaine. Destination aveugle. La tête dans les étoiles, dans une coquille de noix. Voyage dans l’hexagone. D’une alvéole de ruche, en plein champ jurassien. Un voyage au pied d’un arbre. Dans une fourmilière. Dans une touffe d’herbe. Collectrice de rêveries exploratrices. Jusqu’à ce qu’elles deviennent réalité. Ça pourrait convenir. J’ai envie de faire la fête, une grande fête. Une fête pour enterrer le tourisme de masse. »
Ainsi, nous voilà tous embarqués dans un voyage auquel on n’a pas envie d’échapper.
Gisèle, 73 ans, une habitante de Mons-en-Laonnois, confiera à la fin du spectacle, sourire aux lèvres, qu’il n’y a rien de mieux que le théâtre pour faire prendre conscience de cette urgence. Le message est en effet passé, vibrant et tenace.
Pour aller plus loin, un deuxième temps est proposé aux visiteurs. Ceux qui étaient venus chercher des plantes extraordinaires ont oublié la raison première de leur présence. Ils sont dans l’instant présent, à la quête du beau qu’ils retranscrivent à travers la fabrique d’Haïkus. Un Haïku est un poème d’origine japonaise, extrêmement bref, célébrant l’évanescence des choses et les sensations qu’elles suscitent. Ce poème est souvent un lien avec la nature, évoquant généralement une saison.
Chacun observe ce qui l’entoure, puis pose des mots ou dessine sur l’une des cartes postales, elles aussi chinées, qui invitent tous au voyage extraordinaire proposé par la Bande W.
Quelques Haïkus :
• Sous l’ombre des pins,
Le ruisseau murmure doux,
Être en paix dans l’écrin vert.
• Sac léger,
Chemin simple et cœur serein,
Habiter la terre comme abri.
• Foule envahissante,
Sable vierge disparaît,
Sauver la nature étouffée.
Quel magnifique voyage nous avons entrepris ce matin du 31 août ! Sans billet, nous nous sommes tous envolés, loin de l’ordinaire.
Sur une idée originale de Thomas Zuani et Magali Jacquot.
Dramaturgie et écriture : Jana Rémond
Scénographie : Jeanne Filion
Une action culturelle de la bande W
Texte et photos : © Isabelle Serro Photography