Le parvis de la cathédrale de Laon a rarement résonné de déclarations d’amour aussi diverses. Ce dimanche 21 septembre, dans le cadre des Journées du patrimoine, la compagnie Mordre ta joue y a déployé Très chères Idoles, une scène éphémère de confidences publiques, conçue pour la programmation des Plaines d’Été 2025. Loin d’un simple divertissement, la proposition s’est affirmée comme une réflexion sensible sur la mémoire collective, la culture populaire et le pouvoir fédérateur des admirations partagées.



D’un côté, un stand bariolé de paillettes et de magazines, comme arraché aux rêves adolescents. De l’autre, un comédien et une comédienne qui lisent à haute voix les lettres récoltées tout l’été auprès des habitant·es de l’Aisne, ainsi que celles écrites sur place le jour même. Entre ces deux pôles, le public, tour à tour spectateur et acteur, invité à écrire à son tour à l’idole de son choix.



Ce qui frappe d’emblée, c’est la pluralité des voix qui se côtoient. La lettre de Jacqueline, dite »mamounette », 92 ans, résidente d’Ehpad à Saint-Gobain, s’adresse à Tino Rossi, convoquant une mémoire familiale où la trompette et l’accordéon des parents accompagnaient bals et repas. Celle de Léonie, six ans, vibre de l’admiration candide pour le nageur Léon Marchand, héros olympique surnommé « le marchand de bonheur ». Anne-Lise, 37 ans, se souvient du 25 juin 2009, jour de la mort de Michael Jackson, vécu à travers un flashmob au Trocadéro, preuve que la disparition d’une star peut devenir un rituel collectif. Et puis il y a Lila, huit ans, rêvant déjà de marcher dans les pas de Taylor Swift, avec ses habits de lumière et ses refrains planétaires.




Ces fragments dessinent une cartographie affective traversant les âges et les milieux : des chansons de bals populaires à la pop mondiale, des souvenirs d’enfance aux ambitions de demain. Ce qui aurait pu sembler anodin, écrire à son idole, devient ici un miroir sensible des identités et des héritages qui nous façonnent.
Au cœur de cette aventure se trouve Lucas Rahon, comédien, metteur en scène et cofondateur de la compagnie Mordre ta joue. Formé au théâtre mais nourri par une culture populaire foisonnante, il explore depuis plusieurs années la manière dont les figures médiatiques, idoles musicales, stars de cinéma, héros sportifs, participent à notre construction intime. Avec Très chères Idoles, Lucas transforme ce matériau en un rituel collectif, où l’admiration individuelle prend valeur de récit partagé. Son approche, à la croisée de l’autofiction et du théâtre de tréteaux, inscrit son travail dans une tradition populaire réinventée, accessible et poétique.




La force de Très chères Idoles tient précisément dans cette alchimie entre l’intime et le collectif. Chaque lettre, en apparence singulière, trouve un écho inattendu chez l’auditoire. Lorsque la missive d’un spectateur est déclamée, ce n’est plus seulement une voix isolée, mais une émotion partagée, mise en scène avec tendresse et parfois avec un humour mordant. En convoquant les crieurs publics d’antan, la compagnie redonne corps à l’art épistolaire, réinscrit dans l’espace public ce qui, à l’ère des réseaux sociaux, semblait voué à disparaître : la solennité joyeuse de dire son admiration à voix haute.
Implantée dans les Hauts-de-France, la compagnie Mordre ta joue, fondée par Solène Petit et Lucas Rahon en 2021, poursuit avec cette création son exploration des mythologies populaires et des héritages culturels. Ici, l’expérience va au-delà du simple dispositif artistique : elle interroge la manière dont une star, qu’elle soit chanteur de charme, champion olympique ou icône pop, peut servir de repère symbolique et générer du lien social.




Sur le parvis de la cathédrale de Laon, le temps d’un après-midi, Tino Rossi, Léon Marchand, Michael Jackson ou Taylor Swift ont partagé la même scène imaginaire, portés par la ferveur des spectateurs-auteurs. En filigrane, une certitude : les idoles, loin d’être de simples divertissements, construisent des récits communs qui nous relient, par-delà les générations et les frontières.L’expérience a révélé une évidence : nos idoles ne sont jamais seulement les nôtres. Elles constituent un patrimoine affectif, un langage commun qui traverse les générations et relie les existences.
Texte et photos : Isabelle Serro