« Sur le platane, lentement, se lève le jour.
On peut y lire la sécheresse ou l’humidité de la nuit, d’où vient le vent et son intensité, sa douceur ou son absence, l’heure, si le ciel est pur ou parcouru de nuages.
Aujourd’hui le soleil pose sur les feuilles des reflets clairs et mobiles, les mêmes qu’au fond de la mer sur le sable irisé. Journée qui sera, souvenir de celle qui fut. Le regard se prolonge devient contemplation, l’espace d’un temps éphémère la transparence remplace l’opacité.
À travers les feuilles se voient les nervures, s’entend le sang, s’imaginent les racines, s’écoute le vent et se mêlent indifférenciés la musique et les poèmes aimés, les pensées qui règlent la vie, les paysages et les lieux oubliés. »
Ainsi se sont envolés ces premiers mots d’Anne Philippe dans le parc du château de Pont-Remy. En effet, en ce lundi 17 juillet 2023, la compagnie Correspondances a livré un délicat impromptu autour du livre Spirale, publié pour la première fois en 1971. Un texte écrit depuis sa maison de Provence où l’autrice a passé de nombreux été. Avec puis sans Gérard Philippe, son mari, disparu brutalement à l‘âge de 37 ans. Ce texte évoque l’actualité de l’époque à laquelle il a été écrit mais aussi et surtout le deuil, la guérison, la reconstruction, ce en harmonie avec la Nature.
La compagnie Correspondances en a élaboré une interprétation à trois voix. Tout d’abord celle légère de Marion Bonneau, à la lecture. Puis celle du violoncelle d’Adrien Noble et enfin, le chant de Mavikana Badinga.
« J’avais envie de faire entendre ce texte, exprime Marion Bonneau. C’est un texte très actuel. Elle se met au diapason de la Nature. Elle décline ses saisons intimes et celles de la Nature. J’aime sa manière de s’emparer de ces notions philosophiques. C’était l’opportunité de mêler différents arts, avec Adrien et Mavikana. Trois manières de s’exprimer et de faire écrin pour ce texte. Plaines d’été – dispositif à l’initiative de la DRAC Hauts-de-France – permet de tester des choses dans des lieux incroyables. »
« Dans le vallon, la brume d’automne s’évanouit.
Ce n’est pas le vent qui l’entraîne, une longue et presque imperceptible aspiration l’étire lentement vers le ciel.
Nul mois de l’année tant que septembre ne contient de douceur simplement donnée ni de ferveur prête à tout perdre. »
« J’avais déjà travaillé avec Marion Bonneau sur une lecture de Nathalie Sarraute, en lycée, confie Adrien Noble. Et je collabore depuis longtemps avec une conteuse. Le projet de mettre des textes en musique, ça me plaît. Spirale parle des saisons. Certaines choses sont claires, d’autres sont à imaginer. J’aime l’interaction entre le texte et la musique. Des idées viennent sur l’instrument au moment de la lecture ou du chant. On est à l’écoute les uns des autres comme dans un groupe de musique. Certaines choses sont calées, d’autres sont improvisées sur l’instant. C’est plaisant. Ça laisse de la liberté. »
« Certains jours tout est blessure : la fleur coupée n’exprime plus que l’éphémère et tendre épanouissement d’une agonie.
À quelle distance la souffrance d’autrui devient-elle supportable ? Sommes-nous tous aveugles ou myopes de naissance, tous plus ou moins coupables, plus ou moins complices ?
M’empêche-t-elle, cette souffrance, de choisir avec attention la baguette de pain, blonde plutôt que brune, croquante, de manger avec délice les oursins et de comparer leur saveur,
d’aimer un parfum, la couleur ou la matière d’un tissu,
d’être heureuse ce soir en regardant Orion s’encadrer dans ma fenêtre ?
Calme et froide nuit d’hiver, indiciblement belle.
Combien ce ciel, d’un bout à l’autre de l’horizon, recouvre-t-il de douleur. Et cependant en cette heure, j’accepte de trouver la paix.
Les constellations montent et déclinent lentement.
Ne point s’endormir, demeurer là, voir sombrer les étoiles, se lever le jour, émerger le soleil, ne penser à rien, perdre sa propre conscience au point que la chair puisse se fendre et faire greffe sur la terre. »
Mavikana Badinga a sauté sur l’occasion de mettre en parallèle lecture et musique. « Utiliser ma voix comme un instrument » exprime-t-elle entre deux échauffements et autres vrombissements bilabiaux. « Le travail sur le son. Retrouver cet instrument et le mettre en résonance avec le violoncelle d’Adrien. Improviser. Trouver l’équilibre entre les trois pour que tout soit audible. Varier les volumes vocaux. C’est véritablement une écriture à trois à partir du propos d’Anne Philippe. »
Les spectateurs ont apprécié ce moment suspendu au milieu des arbres. « On s’est complètement laissés emporter, souffle Frédérique, 48 ans. Il y a une belle harmonie entre les trois. On habite Pont-Remy. Nous connaissons donc le château et son parc. » Actuellement, ces derniers ne sont pas ouverts au public dans l’attente d’une rénovation. « Mais nous n’avions encore jamais vu de spectacle dans ce cadre. Ça nous a donné l’occasion de le voir différemment et aussi de voir la réalité autrement, entre deux rendez-vous pro. D’ailleurs, on doit y aller mais on a du mal à redescendre. C’est assez déroutant. »
Mathieu, la cinquantaine, avait fait le déplacement depuis Amiens. Et il ne le regrette pas une seconde ! « C’était magnifique ! De plus, je suis heureux de revenir dans ce village où j’avais des grands-parents. Il faudrait davantage de spectacles comme celui-ci dans des lieux comme ici. Ça m’a transporté. Je travaille à l’accueil du Musée de Picardie. Je suis passionné par l’histoire de ma région. Je ne connaissais pas ce texte. J’ai une grand admiration pour son mari. Un comédien d’une telle élégance ! Le spectacle d’aujourd’hui me donne envie de découvrir Anne Philippe. Elle avait bien saisi la manière désastreuse dont l’Homme dégrade la Nature et de nos jours, c’est malheureusement si flagrant. »
« Trouver, retrouver le silence, la terre nue, la pierre lisse.
Plus tard, regarder pousser une graine, voler un oiseau, entendre le vent et la mer.
Plus tard, bien plus tard, lire le premier livre, écouter la première musique, caresser le premier animal.
Plus tard encore, aller à la rencontre de l’autre et savoir que l’unité ainsi retrouvée est le signe de l’amour. »
Texte et photos Gaëlle MARTIN