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Nez rouge et fin du monde

Le village de Bois-en-Ardres (62) abrite un café Solid’Air. Si ce dernier est assez récent, le lieu est un point de rendez-vous depuis des décennies. Il y a la partie bar avec la bière locale à la pompe, des babyfoots et dans le fond de la salle, tout un mur de jeux de sociétés à disposition. Toute cette partie a été rénovée il a peu. Puis il y a une vaste pièce attenante. Celle-ci, en attente, elle –aussi, de faire peau neuve, est une salle de spectacle. En devenir. Pour l’instant, elle ressemble davantage à une mini-salle des fêtes. « Je venais ici déjà dans mon enfance, se rappelle Ronald, 72 ans. C’était pas pareil. Dans la salle il y avait des planches. J’aimais bien parce que l’ambiance était feutrée. Ça bécotait à droite à gauche. »

Ainsi, même si le lieu a évolué au fil des années, les habitudes ancrées ont perduré et en ce vendredi 6 septembre 2024, nombreux, de tous âges, sont présents pour assister au spectacle intitulé J’irai baver sur vos tombes.

« Ça va commencer ! s’esclaffe un enfant.

– On a le droit de prendre nos verres, hein, rassure une dame.
– Faut rentrer, ça commeeeence ! » s’égosille un autre bambin.

Tout le monde s’installe tandis que Vincent Évrard a déjà commencé à jouer de la guitare électrique. Au sol, sont disposées en arc de cercle des boîtes de conserve peintes en jaunes. Chacune est ornée du symbole radioactif. Depuis le fond de la salle, un personne clownesque hybride fend la foule pour se frayer un chemin jusqu’à l’espace scénique, non sans haranguer les spectateurs d’une voix aigrelette. Le personnage fait part de ses questionnements anxieux sur l’état de la planète. De cette fin du monde aussi annoncée, imminente que non prise aux sérieux par la plupart des gens et surtout pas par ceux qui ont de gros intérêts à continuer de plus belle sur la voie de la destruction.
Depuis son téléphone rétro-futuriste fait de gros tuyaux, il s’adresse tour à tour à sa mère, à Monsieur le Lobby, à Monsieur de Lemarché financier et à sa femme. Il tente de solutionner les problèmes en conciliant les intérêts de tous. Mais comme ces derniers ne se résument pas à la sauvegarde de la planète, il échoue.

J’irai baver sur vos tombes est un spectacle qui dépote. Les spectateurs passent du rire à l’attendrissement en passant par la peur, la colère et le sentiment d’impuissance. La compagnie les Momos avait spécifié et rappelé que le spectacle était pour les plus de 14 ans mais une quinzaine enfants était présente ce soir-là. Somme toute, même s’ils n’ont pas tout compris, ont parfois été impressionnés, comme les adultes, ils ne semblent pas être passés à côté du propos.
« C’était cool et très drôle, confie Maël, 12 ans. Le spectacle parle de politique, du réchauffement climatique et de plein d’autres choses. Oui j’ai un peu peur pour l’avenir. Pour toutes les espèces qui vont continuer de disparaitre, la fonte des glaciers et donc la montée de l’eau. Ici, ce sera inondé vers 2050. Je déménagerai mais je ne sais pas encore où. »

Ronald a des problèmes auditifs. Il était donc ravi par le jeu du clown et sa gestuelle. « Le décor et le sujet sont percutants. Dès que les choses sont dites avec humour, ça passe mieux. C’est comme mes problèmes de santé. Au lieu de m’attrister, je fais le pied de nez aux choses. Chaque jour est un gain de vie, un privilège. Je vis l’instant présent. J’ai appris ça en faisant du yoga. Je suis plus chanceux que mes parents qui sont morts jeunes. L’espoir se travaille. Il ne faut pas se faire intoxiquer par les médias pour bien vivre, ensemble, comme ici. Il n’y a pas de jugement les uns sur les autres. De bons rapports humains, c’est notre première richesse. Il ne faut pas se laisser absorber par le système. On prend son vélo, on s’arrête et on s’attarde sur les petits riens. »

J’irai baver sur vos tombes a été écrit et mis en scène par Christophe Moyer. Simon Caillaud a conçu la scénographie et il incarne le personnage principal du spectacle. Ce dernier avait déjà tenté de monter un spectacle jeune public d’après le texte Oblique de Christophe Moyer. « Mais ça ne s’est pas fait, confie-t-il. J’y ai repensé après. J’aime son écriture ciselée et caustique. C’est un homme incroyable ! Nous avons fait une résidence d’écriture. Nous avons joué ce qu’il en est ressorti devant des scolaires et les retours étaient très enthousiastes. Nous avons donc décidé de poursuivre. J’avais envie de travailler avec un musicien et j’ai rencontré Vincent Évrard. L’urgence climatique est un sujet qui me touche beaucoup. J’ai eu un enfant et un autre est en route. Ça ouvre un champ sensible sur ces questions-là. Ce monde plastique. Je me dis que l’homme est hors-sol et qu’il ne se rend pas compte de la manière dont il consomme. Comment vivre le monde autrement ? Voilà l’histoire de ce spectacle. Le clown est un outil de dénonciation. Il permet le rire et met de la légèreté dans la gravité. C’est une résistance. »

Béatrice et Nicole, toutes deux 67 ans, ont beaucoup aimé le spectacle. « C’est très original et drôle. Il y a plein de choses dedans. Faut être concentré. Ça joue entre la tragédie et l’humour. Le clown sait montrer les choses par la gestuelle. » Elles sont tentées de dire que c’est bien de dire ces choses-là sur un ton humoristique. Mais elles s’étranglent un peu en pensant au pathétique désespéré de notre situation actuelle. Oui, on ne sait plus sur quel ton le clamer pour que quelque chose change. Nous reste-t-il le rire pendant que le navire coule ?

Texte et photos : © Gaëlle Martin

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