Voyennes est un trou de verdure où pesticides et engrais ont toujours été vus d’un mauvais œil. De fait, ce qui, il y a quelques décennies, était considéré comme « le progrès » n’a pas nécrosé la terre et les relevés de biodiversité ébahissent plus d’un expert. Ainsi, de nombreuses espèces peuvent encore jouir de leur bon droit de vivre dans un espace sain et sauf. Samedi 7 septembre 2024, on y a même vu deux loups. C’était au verger de la Planquette de Pierre et Bénédicte.
Ces derniers y organisent souvent des événements conviviaux. L’endroit est propice à la belle vie. Parmi les arbres, devant une assistance attentive et diversifiée, les deux loups ont pu raconter leur histoire captivante. Celle de L’Homme qui rit de Victor Hugo, librement adaptée par Claire Dancoisne du Théâtre de la Licorne.
Cette histoire commence en 1690. À l’époque, certaines personnes achetaient ou kidnappaient des enfants pour les revendre après les avoir mutilés. Ces enfants monstres étaient ensuite destinés à divertir les gens dans les foires. Une commande spéciale demande un visage au sourire éternel. Les joues sont donc découpées jusqu’aux oreilles. Pour ce spectacle relatant l’atrocité dont l’être humain est capable, les deux loups, dans la tradition du théâtre d’objets, manipulent des créations dont chacune est une œuvre d’art à part entière. Réalisé à partir de recup’ et d’ossements, ce cabinet de curiosités animé est captivant. Tout comme le jeu des lycanthropes (créatures hybrides mi-Homme mi-loup). Ce spectacle est une évasion à la fois magique et atroce, de par les horreurs dont il témoigne. On y grimace de dégoût et on s’émerveille.
« C’était curieux, exprime Monique, 90 ans. À mon âge, j’ai pas l’habitude de voir des choses comme ça. Mais j’ai essayé de suivre leur histoire. Dans ma vie, j’ai pas beaucoup lu. À 12 ans, on n’allait plus à l’école, il fallait travailler. »
Emmanuelle, 33 ans, est songeuse. « La cruauté de l’humain ne cessera jamais de nous étonner…
– Esthétiquement c’est très beau, interjette Myriam, 70 ans. Oui, c’est beau, ça permet de faire passer des horreurs. Les masques, les objets terrifiants associés au texte qu’ils nous donnent à entendre… Le travail de manipulation des objets permet de dire des choses difficiles à entendre. Ils font fonctionner leur imaginaire et le nôtre se met en route. Il faut continuer à faire découvrir ce texte. Victor Hugo est à découvrir.
– Quand on étudie un texte, poursuit Emmanuelle, on se fait des représentations juste avec notre imaginaire. Au cinéma, je trouve ça vraiment trop réel. Le théâtre permet une distance. »
Avec cette adaptation, il était question d’interroger la thématique du rire et du monstre. « Ce que personnellement ça me raconte, confie Lou Joubert Bouhnik, comédienne, c’est ce que l’Homme est capable de faire, par mégalomanie, par besoin de domination. Les vices de l’Homme, le côté cruel des humains. Des gens de la haute vont aller jusqu’à déformer des enfants pour s’amuser. Mais il y a la résistance. L’homme qui rit fait preuve de courage et d’audace en affrontant tout ça.
– Le texte est très actuel, poursuit Léo Smith, comédien. La répartition inégale des richesses, le rire moqueur, rire de la misère de l’autre, s’acharner sur quelqu’un. Dans cette adaptation, j’aime qu’il y ait autant de place pour les acteurs de créer son personnage. Claire Dancoisne a monté des textes très politiques dans sa carrière, de façon très esthétique. Elle crée un décalage avec beaucoup de visuels, d’images, de poésie et elle laisse une grande place aux comédiens. Il y a plein de disciplines mêlées. Chaque mouvement raconte un état émotionnel du personnage ou de la marionnette. C’est entier.
– J’ai parfois l’impression qu’on est plein en plateau, alors qu’on est que deux. Avec peu de moyens, cinq planches, un tabouret, un travail plastique avec des os (réalisés sur commandes par plusieurs artistes). On monte à deux, on se maquille à deux et roule ma poule ! Nous avons donné quelques représentations en prison. La notion du monstre leur a beaucoup parlé. Nous avons fait une version courte de la pièce pour avoir le temps de faire une initiation à la manipulation.
– Au début, les jeunes disent qu’ils ne mettront jamais un masque, s’amuse Léo Smith, et après ils ne veulent plus l’enlever. Le masque permet de mettre une distance.
– Je vous ai admirés ! exprime Paulette, 97 ans, aux deux loups. J’ai pas compris grand-chose, déjà que j’entends pu rien… Mais bon, je vous ai admirés. »
La belle soirée s’est soldée par des pizzas maison, à la préparation enjouée et collective, cuites dans le four prévu à cet effet dans une petite construction entourée d’arbres, de bancs, de tables et de guirlandes à la lumière accueillante et chaleureuse.
L’humain est aussi capable de très belles choses.
Texte et photos : © Gaëlle Martin