« Ayayayayayyayayaille … » ne peut s’empêcher de laisser échapper cette dame venue prendre l’apéro à l’Île aux fruits. Stoppant sa découpe de saucisse sèche, elle regarde Pascale Oyer, de la compagnie de la Yole, se hisser sur un haut cube d’exposition plastique. La metteuse en scène se trouve à la bordure d’une piste tracée à l’aide d’un tissu blanc. Et au centre du cercle, sur un autre cube couché, se tient assise une dame blessée et apparemment meurtrie par la vie. Tout contre elle, elle tient un épais album photos.
« Où est le miroir d’une image appuyée contre la nuit ? (…) Où est l’empire d’un homme appuyé contre la mort ? (…) » déclame Pascale Oyer. Ainsi débute la performance intitulée Un éblouissement. Connexions in Action, impromptu initial en ce vendredi 30 août. Les questions philosophiques s’enchaînent. Les thèmes abordés se marient à merveille avec le ciel gris et le squelette nu de la halle de l’Île aux fruits. Entre alors en scène un troisième personnage. Une longue silhouette filiforme. Joueuse, espiègle, celle-ci rallume l’étincelle de vie de l’âme en peine. Petit à petit, la silhouette va lui redonner confiance et dignité. Jusqu’à ce qu’elle se reconnaisse, enfin.
« Je suis dubitative, exprime Annick, 63 ans. J’ai pas tout compris.
– Moi j’ai trouvé qu’il y avait un côté cirque, notamment équilibriste, tranche Nathalie, 56 ans, la coupeuse de saucisson. C’est questionnant.
– Ça fait penser à la confiance en l’autre. Pouvoir le faire, c’est très difficile, souffle Gabrielle, 58 ans. Elle laisse tomber comme une marionnette désarticulée. On a l’impression que l’autre personnage va essayer de ramener la personne à la vie. Elle lui enlève des couches de vêtements. Celles-ci représentent une protection, non ? Oui elle lui ôte son armure. » Gabrielle n’est pas d’Amiens. Elle visite des amis qui habitent chaussée Saint-Pierre. « Je ne savais pas que c’était si loin à pieds. » Puis, ses yeux se trahissent à nouveau les questionnements provoqués par l’impromptu. « Quand on vient voir un spectacle, on est peut-être seule par rapport à ce spectacle. Qu’est-ce qu’il représente pour nous ? Il nous met face à un vide. »
Cet impromptu est une idée de Pascale Oyer. Inspirée par un texte de Kae Tempest, elle a ouvert un espace de création et d’expression avec Victoria Chéné et Izabela Romanic Kristensen. « J’ai choisi ces artistes en raison de leur sensibilité, leur esthétique plastique et musicale, explique Pascale Oyer. Et elles ont des compétences physiques particulières. Je sentais que leurs univers pouvaient se rencontrer et fusionner avec le mien. L’essai de Kae Tempest est une ode à la créativité et à la connexion qui existe entre les gens. Sous la surface, nous sommes tous connectés. Même de façon fugace. Ça m’a donné envie d’aller dans une connexion avec les gens. Ils vont peut-être picorer, comme aujourd’hui, peut-être que certains éléments vont rester et revenir. »
Dans cet endroit non-conquis qu’est l’Île-aux-fruits, le trio n’a pas souhaité s’imposer. « On n’est pas dans le registre du spectacle de rue, confie Izabela Romanic Kristensen. On a voulu créer une bulle étrange. Les trois textes qui ont été lus sont des poèmes. Tous les mots sont précieux. Mais on ne comprend pas forcément. La poésie se comprend par l’émotion. »
Selon les lieux et les territoires, le spectacle a été reçu différemment. « Les enfants étaient captivés, exprime Victoria Chéné. Les gens nous parlent ensuite d’eux. Abordent des questions comme celles de la dignité, de la mort, de l’amour, des esprits. Des thèmes assez profonds et personnels. C’est beau quand les gens échangent avec nous sur cette forme. Nous l’avons créé avec beaucoup d’engagement mais on ne savait pas à l’avance comment ce serait reçu. Le choix d’avoir peu de texte. De laisse la part belle au silence. C’était aussi pour nous une envie de trouver un contact avec des gens qui n’ont pas forcément la langue française et ceux qui ont des difficultés avec les mots. Cette performance est aussi une installation plastique. Dès lors que l’on définit un cercle, que se passe-t-il à l’intérieur ? »
Le trio a désiré intriguer, questionner, offrir à réfléchir. Défi relevé.
Texte et photos : © Gaëlle Martin