Un petit vent de paradis souffle, en ce mardi 27 août 2024, sur le camping d’Albert. L’endroit est paisible. Des arbres vigoureux, des lapins nains, des cochons d’inde, des têtes de Bouddha géantes, des biquettes et des campeurs de tous poils. Cette soirée a la saveur des derniers instants de chaude légèreté avant le tunnel de la rentrée et ses pulls retrouvés.
L’heure est encore aux sandalettes et les orteils nus se tortillent de joie. Les corps sont s’alanguissent sur le mobilier de jardin installé en rangs devant un petit préau enguirlandé d’ampoules. Quelque chose se prépare. Derrière le décor sur lequel on reconnait Vénus, on entend des vrombissements bilabiaux et des chuchotements.
Puis un ange apparait. Celui-ci scrute le ciel. Ses sourcils froncés interrogent le soleil. L’ange tourne, réfléchit, questionne les rayons et leur progression pour l’heure à venir. Pourquoi tant de précautions et d’inquiétude ? Eh bien parce que cet ange s’apprête à jouer d’un instrument bien particulier. De la viole de gambe. Cet instrument baroque ressemble à un petit violoncelle que la musicienne encercle de ses jambes. Les notes naissent du frottement de l’archet sur ses six cordes en boyaux (non non, pas de chat. De bœuf ou de mouton). Celles-ci sont très fragiles et l’action du soleil peut être fatale surtout pour la corde la plus aigüe qui est très fine.
La musicienne de l’Ensemble Il Buranello finit par s’installer. Secrètement, elle prie pour que tout se passe bien. Ses yeux accrochent la partition et les premières notent s’envolent dans le camping. Elles fusent et caressent les oreilles des auditeurs sur leur passage. Le spectacle a commencé. Deux anges viennent s’harmoniser à la viole de gambe. Leur voix vient directement virevolter autour du cœur des spectateurs pour le cajoler. Plongés dans une sidération enjouée, les cœurs lévitent. Les anges chantent un amour déchut. Mais les mélopées lyriques laissent place à l’espoir et au renouveau.
Au camping d’Albert, les spectateurs flottent, béats. Ceux qui passaient par là s’arrêtent et se joignent discrètement à l’envoutement collectif. La bière sirotée par certains se transforme en ambroisie, le nectar des Dieux. Ici, tout n’est que merveille, délice et amour.
« Formidable ! » souffle Dominique, 62 ans, à la fin du spectacle. « Et puis dans ce cadre, avec la Nature, l’Amour, c’est tout ce qu’on aime ! La qualité de la prestation est incroyable. Avec le violoncelle…
– La viole de gambe.
– La quoi ? J’adore la musique. Y a pas longtemps, à Abbeville, il y avait un concert classique. J’y suis allé par curiosité et j’ai adoré. Il y a un tel échange d’énergie avec le public ! »
« Jouer en extérieur, ça fait toujours peur, » confie Capucine Meens, l’un des anges soprano. Celle-ci a pourtant l’habitude de se produire dans la rue et en toute situation. « Ici, c’est tellement bucolique ! C’était parfait. Hier avec la statue (une petite statue de la Vénus de Milo que les anges manipulent pendant le spectacle), je me suis cognée. Je me suis pétée une dent ! C’était super dur. Je devais continuer de chanter, j’avais envie de pleurer ! » s’écrit-elle dans une explosion de rires. « On m’a mis de la résine mais ça s’est décollé pendant le spectacle d’aujourd’hui. » Les spectateurs n’y ont bien sûr vu que du feu. « Ce genre de dispositifs de la DRAC, comme Plaines d’été, c’est précieux et très important. Je fais beaucoup de performances dans la rue avec Stéphanie Révillion (le second ange soprano). On touche un public qu’on ne verrait jamais en concert. Ça fait 10 ans qu’on chante ensemble avec Stéphanie. »
Cette dernière spécifie que ses ailes sont celles de Cupidon. « Je voulais raconter les amours de Vénus, quittée par Adonis. J’avais le titre avant le spectacle, comme c’est souvent le cas. J’avais envie de chanter les compositions de Barbara Strozzi. » Cette dernière a été la première compositrice professionnelle au XVIIe siècle. Elle a eu quatre enfants sans être mariée et elle est morte pauvre, emportée en trois mois par une maladie. Elle a publié plus que tous les compositeurs vénitiens de cette époque. Surtout des arias, des cantates et des ariettes.
« Avec Denis Mignien, notre metteur en scène, nous avons conçu cette petite forme. Je me suis appuyée sur le livret de l’opéra Vénus et Adonis (1683) de John Blow, organiste et compositeur anglais. Il m’a servi de canevas pour construite l’histoire de ces trois petites amours qui essayent de soutenir Vénus dans son drame. » Stéphanie Révillion a également demandé à Candice Gras de fabriquer une toile de fond. « Elle a bien réalisé mes souhaits. Je voulais Vénus et une perspective comme au théâtre. » Cette toile tendue aide à planter un décor partout.
« Et puis il y a la viole de gambe. C’est un instrument magnifique que l’on voit peu. Et c’est super que les gens puissent l’entendre. Normalement la musique est écrite pour plusieurs instruments et là, Flore Seube fait tout, elle est incroyable. Généralement, on n’entend jamais la viole de gambe toute seule. Cela permet encore mieux de savourer sa musicalité. »
Ce qui s’est joué ce jour-là au camping d’Albert, cette ville qui a soupé jusqu’à l’écœurement de la commémoration de la première guerre mondiale, s’est incrit à jamais dans l’âme des spectateurs.
Texte et photos : © Gaëlle Martin