Discrètement, i·elles repèrent les lieux. Leur regard se promène ça et là. Une pierre, une table, un chemin. I·elles se concertent. Patiemment, i·elles attendent leur heure. Le moment propice pour sortir de l’invisibilité ordinaire. I·elles disparaissent un instant.
Soudain, sans un bruit, en ces jours d’été où la légèreté colorent les habits, i·elles tranchent dans la fibre, en apparaissant tout de noir vêtu·es, exposant ainsi leurs ombres. Face aux portes de la Maison du Colonel, i·elles accrochent le regard des personnes installées à siroter une boisson, ou tout simplement attendant que quelque chose se passe en ce vendredi 14 juillet. Journée au programme copieusement festif en ce lieu collaboratif amiénois.
Il brandit son instrument de cuivre, l’embouche. Les notes soufflées s’élancent dans les rues de la ville.
Elle met son corps en mouvement. Esquisse quelques pas.
I·elles se rapprochent de l’antre du colonel. Font mine s’escalader la barrière pour finalement s’aplatir au sol et passer en dessous. Avec leur dégaine à la Buster Keaton, i·elles mêlent clownerie et mélancolie. Danse et trompette envahissent l’espace le temps d’un moment suspendu. Les spectateur·ices ne les quittent pas des yeux, interagissant volontiers avec elle·ux.
« Nous nous adaptons au lieu et nous improvisons en duo, » explique Nathalie Baldo de la compagnie La pluie qui tombe. « On travaille sur la danse et le paysage au sens large. Aujourd’hui, il s’agit d’un paysage urbain mais hier nous étions dans le parc d’un château. Notre fil conducteur est l’impro. C’est toujours un grand saut dans le vide. On arrive dans un lieu et on plonge. Souvent, un objet est le déclencheur d’inspiration. S’il ne se passe rien. C’est bien aussi. On ne sait pas à l’avance ce qu’on va faire. Des fois, ça part de lui (Michaël Knockaert, trompettiste), des fois, ça part de moi. On se connecte et on s’écoute. Nous incarnons deux personnages en errance qui essayent de trouver une place. Que le corps s’incruste et prenne racine. Un peu comme nous dans la vraie vie. Nous voulons créer quelque chose de poétique, drôle et burlesque. On s’amuse. Hier, nous avons rendu un hommage au lac des cygnes avec une grosse bouée en forme de flamand rose. Une autre fois encore, nous étions en pleine forêt. Nous avons donc fait quelque chose de totalement différent. On ne sait jamais si on va gagner notre pari. Des fois, c’est seulement trois ou quatre jours après notre performance que quelque chose va émerger chez quelqu’un. Des questionnements et des incongruités sont posés. Nous espérons amener à voir l’environnement dans lequel on vit autrement. »
Michaël Knockaert, alias Maké Knock, a connu Nathalie Baldo en faisant appel à elle pour mettre en mouvement la fanfare lilloise Giorgio Harmonie. Leurs affinités ont donné suite à des projets communs, comme des improvisations accompagnées par le dispositif Plaines d’été, orchestré par la DRAC Hauts-de-France. « J’essaye de créer des sortes de tableaux selon ce que fait Nathalie, confie-t-il. On tente de repérer un peu avant de jouer mais souvent les choses bougent. »
I·elles ont soldé leur performance en s’en allant tout doucement par cette très longue allée avant de disparaître, avalé·es par les lourdes constructions immobilières. « Ah la la ! Bravo ! » s’écrit Patricia, 70 ans, conquise. « Ah mais vous avez vu ça ?! C’est du Fellini. On se croirait dans La Strada quand ils s’en vont. Ils essayent de ranimer ce marasme dans lequel on est. Y a que l’art qui nous sauve. Si t’es pas un mouton et que t’es artiste mais que tu ne crées pas, c’est direct à HP ! »
Élisabeth, 74 ans, connaît la Maison du colonel depuis peu. Devant sa mine réjouie, il y a fort à gager qu’elle fasse d’ici peu partie des habitué·es. « Ce spectacle est vraiment d’un haut niveau. C’est innovant. Ce n’est pas du tout une salle de spectacle et pourtant elle danse en position allongée, accroupie, encerclée. Elle mime sans mimer. Y a tout dans ce spectacle. Et ils jouent avec les gens. Ça donnait l’impression d’être dans un village, une place avec des enfants, des chiens, une bassine pour la vaisselle qui passe (tout du long du spectacle, les partisans du colonel s’affairaient pour préparer la suite des festivités). Comme dans le temps. On aurait dit qu’ils avaient créé ce spectacle juste pour nous. On s’est senties importantes (avec son amie Marie-Paul, 71 ans), on n’a pas l’habitude. »
Texte et photos de Gaëlle MARTIN