« Sais-tu seulement qui tu es ? »
Vaste question émise à plusieurs reprises par Glody Mbaka Kasa, jeune comédienne de 21 ans.
Mais avant toute introspection, un cours d’histoire non-révisionniste est nécessaire.
L’Europe a façonné le monde selon ses besoins de domination, son avidité sans bornes et son absence totale de dignité de cœur. Au gré des colonisations, elle a pillé, esclavagé, assujetti, humilié, massacré à qui mieux mieux. Et aujourd’hui encore, elle se permet de mépriser ceux qu’elle a spolié.
Afin d’œuvrer à rétablir cette vérité, quatre comédiennes, portées par le Théâtre Charnière, incarnent le magnifique texte de Léonora Miano, « Ce qu’il faut dire », publié en 2019. Décliné en trois volets, elles ont interprété deux d’entre eux lors du festival Playtime, mercredi 5 juillet aux abords du centre culturel Jacques Tati.
Pour elles, une expérience galvanisante qui a captivé les spectateurs. Avec ce texte exigeant mais abordable, les comédiennes ont détricoté le grand mensonge, tiré les fils de l’escobarderie criminelle dont de nombreux territoires ont été victimes. Des agissements ayant conduit au silence, aux raccourcis, à l’oubli et à la discrimination.
Le but de cette pièce de théâtre n’est nullement d’être moralisateur mais de travailler sur les relations entre les êtres. Humains, pour commencer.
Est-il possible que les choses se replacent un jour selon un équilibre juste et vertueux ? Même avec le plus grand optimisme, il est difficile de répondre par la positive. Mais battement par battement de papillon, toute réparation est bonne à prendre.
« J’ai beaucoup aimé la pièce, confie Josette, 62 ans. La puissance et la profondeur du texte ! La mise en scène est très parlante. Leurs aller-retours en symbolique des migrations. On (les spectateur·rices) est assis dans l’espace scénique. Ces voix différentes sont comme un coup de poing. Ce texte est d’une telle intelligence ! Ça remonte très loin pour arriver à nos jours. Ça ébranle un peu. C’est fort et très beau ! »
Pour Muriel, 52 ans, c’est un texte qui résonne fort et qui a du sens dans un lieu comme le quartier Pierre-Rollin. « Surtout par les temps qui courent, poursuit-elle. Ce texte oblige le spectateur à se concentrer. Il y a tout un processus de déconstruction. Il faudrait le revoir. À la rentrée, je les fais venir au lycée de la Hotoie où je suis professeure documentaliste. »
Dans ce même lycée, Anne-Claude Fustier, l’une des comédiennes, a enseigné durant de nombreuses années. « Nous avons accueillis des élèves venant d’horizons divers. Tous ont forcé mon respect par leur courage. Leurs histoires de vie dépassaient en souffrance, en tortures physiques, en sévices moraux, en familles écartelées, tout ce que je pouvais imaginer des conséquences de la cruauté des guerres. Elles et ils arrivaient à 14, 15, 16 ans en France, apprenaient la langue, les usages, la façon d’être en un rien de temps. Elles et ils avaient soif d’apprendre, contournaient les difficultés, cherchaient la lumière. Et je restais désarmée devant les discours d’exclusion souvent proférés à leur encontre et le parcours du combattant que représentait la recherche de la régularisation de leur situation administrative. Les filles accumulant plus encore de violences. »
Puis il y a eu la découverte de l’autrice Léonora Miano. « Un jour, dans Télérama, je lis « je déplore la tendance du féminisme à vouloir tout coloniser ». Ce titre m’interpelle. Comment le féminisme constituerait une autre forme d’impérialisme ? » Anne-Claude Fustier s’est immédiatement plongée dans les écrits de Léonora Miano pour ensuite proposer à Glody Mbaka Kasa de l’incarner. Cette jeune femme n’est pas comédienne professionnelle mais étudiante en éco-gestion. « Quand Anne-Claude m’a parlé de ce texte, relate-t-elle, mon premier sentiment a été d’avoir peur. J’ai eu peur des porter ces paroles. Je me suis tout d’abord regardée en tant que jeune fille noire. Et je savais qu’il n’y aurait pas forcément de noirs dans le public. Puis j’ai lu ce texte. Il m’a parlé personnellement. C’est mon histoire. Celle de mes ancêtres. Petit à petit, j’ai commencé à me sentir légitime et j’ai eu envie de le dire. Je suis un être humain qui parle. Pas uniquement une noire. J’ai travaillé sur ce jugement sur moi-même. Je me perçois de plus en plus dans mon identité personnelle. Je suis congolaise. Je suis arrivée en France en 2016 pour rejoindre ma mère qui était réfugiée politique. Je me retrouve dans ce texte. Je suis fière de le porter aujourd’hui. Pour autant, mon âme n’a pas de couleur. »
Anne-Claude Fustier et Glody Mbaka Kasa ont commencé à travailler sur ce projet à deux. Puis elles ont proposé à deux autres jeunes femmes de les accompagner. Valentine Loquet, 25 ans, est comédienne professionnelle. Elle appréhendait d’être potentiellement confrontée à certaines réactions parmi le public. De plus, elle craignait de ne pas être légitime pour livrer cette parole. « On en a beaucoup discuté. Au final, je me suis laissée porter par ce texte si puissant. Personne ne dit jamais ça avec franchise, classe et panache. »
Clémence Balzar, 21 ans, est étudiante en psychologie. Cette dernière a notamment été passionnée par ses cours de psychologie de la migration. « J’ai accroché tout de suite au projet, intime-t-elle. C’était une évidence. L’aventure a commencé sans qu’il y ait eu besoin de se le dire. Le texte est limpide, clair et accessible. J’éprouve une nécessité à dire ce texte. À la fac, je passe souvent devant des affiches de groupes ultra-racistes comme Action Française. On est entouré de fascisme et de racisme. Faire entendre ce texte est important. »
« Ce qu’il faut dire » sera joué de nouveau :
• samedi 2 septembre à 18 heures à La grange aux concerts, 29 rue principale, Beaucourt sur l’Hallue ;
• samedi 16 septembre à 19 heures au Café La Belbancale, Chemin du Halage, 6 rue René Gambier, Camon ;
• dimanche 17 Septembre à 11h30 et à 15 heures au Verger du Jardin du Carmel, Abbeville (entrée Parc d’Émonville) dans le cadre des Journées du Patrimoine ;
• mercredi 27 Septembre à 18 heures, à l’espace Saint-André, 58 rue du Moulin-Quignon, Abbeville.
Texte et photos : Gaëlle MARTIN