Ça y est, elles sont là : les vacances d’été. Alors pour marquer le coup, le village d’Auger-Saint-Vincent a mis les petits plats dans les grands en organisant la deuxième édition de La Rurale Festivale, deux jours de spectacles vivants pour célébrer l’été mais aussi la culture et tout ce qui peut créer du commun. En ce samedi 5 juin en toute fin d’après-midi, c’est la compagnie Bienvenue à bord qui est aux manettes avec Moi, Caliban, un spectacle joué en plein air au cœur du village. Il est 18h, la messe dans l’église toute proche vient de commencer, la voix des fidèles chantant la liturgie accompagne celles et ceux qui étaient attablés au Café citoyen et qui prennent désormais place autour d’une scène aux allures de joyeux bric-à-brac.


C’est alors qu’un rôle de personnage fait son entrée. On ne sait pas tout à fait si c’est un batracien ou alors peut-être un poisson… En tout cas, il semble s’être échappé d’un endroit étrange… « Je sais ce que vous pensez. Je sais. Vous pensez que je suis moche. Vous pensez, mais qu’est-ce qu’il est moche de chez moche celui-là ! ». Quelques « Non ! » s’échappent des bouches enfantines allongées sur le pelouse. Caliban rejoint alors la scène ou plutôt son île. Une île où il racontera s’être échoué après un naufrage avec sa mère Sycorax. Car Caliban raconte. Et ça, ça n’est pas tout à fait au programme. Car Caliban est un des personnages secondaires de La Tempête de Shakespeare. Un garçon échoué sur une île entre l’Italie et l’Afrique qui deviendra, adulte, l’esclave d’un magicien répondant au nom de Prospero. Caliban est face à nous, son maître et son aéropage sont partis, il est désormais à nouveau seul sur cette île. Et si, pour une fois, on laissait d’autres points de vue raconter leur expérience ?



Pendant presqu’une heure, Caliban va parler, raconter, se perdre dans des détails, accélérer la cadence, convoquer ses souvenirs. Il évoquera sa mère, une aide ménagère en plastique, un maître violent et ses comparses. Il fera part de ce que l’on ressent lorsque l’on n’a pas l’impression de maîtriser les codes ni même, à dire vrai, de les connaître. Qui est-on et que devient-on lorsque l’on vit seul sur une île de laquelle sont partis ceux qu’on aime ? Peut-on rester soi-même alors que certains voudraient nous tordre, nous malaxer pour faire de nous un objet humain qui répondrait à leurs moindres attentes et désirs ? Et puis la culture, comment l’apprivoiser celle-là, alors qu’elle ne se tient qu’entre les mains de ceux qui nous imposent toute leur puissance ?



Dans le public, les enfants rassurent et encouragent ce héros pas tout à fait héroïque, s’amusent de ses gestes, comprennent que les choses ne se passent pas tout à fait comme prévu dans la vie de ce drôle de personnage. Du côté des adultes, on mime les vagues, imite à la perfection le cri de la mouette et on reste suspendu aux lèvres du comédien qui arrive à embarquer son auditoire malgré la complexité du texte. D’un seul coup, Caliban attrape par la main un spectateur. Puis un deuxième. Il fait d’eux ses acolytes alcoolisés, leur tend des déguisements qu’ils enfilent sans rechigner. Puis très vite, un troisième spectateur entre en scène. Lui, il sera l’amoureux à qui l’on promet une femme et qui agitera perpétuellement sa main telle la Reine d’Angleterre.




Le récit se poursuit, les rires se font nombreux et vient bientôt le temps d’une réplique qui laissera son empreinte bien après que l’île-scène ait été repliée : « Je sais que je n’ai pas été parfait mais j’ai été qui je suis, comme m’a mère m’a fait. » Le public applaudit et les comédiens d’un soir retournent à leurs familles, sous les bravos. « Moi, être sur scène comme ça, ça n’est pas du tout mon truc ! », lâche Brice. « Mais j’aime bien venir car cela nous permet de voir au village des spectacles gratuits en famille. » Pendant qu’il explique tout ça, sa fille le regarde, très fière d’avoir vu son père sur scène (il a même eu le droit à un gros câlin dès son retour !). Francis, qui lui aussi a foulé le sol de l’île, a adoré et l’exercice et le moment : « C’est chaleureux et c’est toujours un plaisir d’accueillir des spectacles de ce type. Rendre les gens heureux en si peu de temps et avec si peu de moyens, c’est toujours un petit bonheur. » Gustavo, qui arrive d’Argentine a également beaucoup aimé « Les dialogues sont très bien, il y a de la joie, de l’humour, des moments plus sombres aussi. » Un avis partagé par son amie Laurence, qui a notamment apprécié les échanges avec le public mais qui regrette que ce héros malmène la culture. « Je trouve ça dommage de cracher sur les livres, peut-être qu’il faut changer le scénario ? Ce serait intéressant ce renversement. Un monstre peu aimer les livres ! »




« Au début c’est surprenant de constater qu’il y a du texte pas forcément facile à entendre, mais grâce aux objets, à la scénographie et à la mise en scène, tout le texte devient abordable. », confie Jennifer. « Il y a aussi une très belle gestion du public, il arrive à faire monter trois personnes sur scène, les gérer, et toujours réussir à retomber sur son texte même lorsque le public intervient », complète Louise. Les deux artistes qui habitent dans les environs sont ravies de voir la culture arriver dans ces zones rurales, « on se bagarre pour que ça existe, et même si ça n’existe pas encore assez partout, il y a plein d’initiatives et de lieux qui se créent et c’est vraiment super. » Un avis bien évidemment partagé par Fabrice, le maire de la commune « Il faut ramener la culture là où il y a les habitants. Proposer de la diversité pour que les gens se disent « je vais aller voir ce qu’il se passe » et chasser la timidité qui nous enserre. »



Il est désormais plus de 19h, les spectateurs se sont quasiment tous installés au Café citoyen pour prolonger la soirée en musique. Didier est maintenant démaquillé et a troqué son costume contre une tenue plus décontractée. « C’est un cadeau de pouvoir offrir un spectacle comme celui-là. J’étais heureux de constater qu’il y avait un public de tous âges. », se réjouit-il. « Ce n’est pas écrit à la base pour être un spectacle de rue. Tim Crouch l’a repris pour le jouer dans des écoles primaires, sa réécriture permet de le rendre abordable à tous. » Avant de conclure « C’est beau de travailler sur la différence, de se questionner sur ceux qui ont les lettres et qui nous gouverne. Mais j’aime aussi qu’il n’y ait pas de morale, que le héros finisse par penser par lui même, signe qu’il y a toujours un espoir. »



Texte et photo : Clémence Leleu